
ENTREVUE – Dans Règle totalitaire, la journaliste Violaine des Courières s’en prend aux nouvelles techniques de management dans certaines entreprises. Ils allient, selon lui, les antiquités de la société française aux excès du capitalisme anglo-saxon.
Violaine des Courières est journaliste au service de Marianne. Son premier livre, Règle totalitaire paru le jeudi 26 janvier 2023, aux éditions Albin Michel (224 p., 21,90 €).
LESFIGARO. – Votre livre vise à identifier les problèmes de l’entreprise moderne et à démanteler le type de management qui allie les antiquités de l’entreprise française aux excès du capitalisme anglo-saxon. Comment se traduit cette nouvelle forme de management ??
Violaine des COURIERES. – C’est une enquête de cinq ans. J’ai interviewé des inspecteurs du travail, des PDG, des employés, des managers, et ces témoignages vont tous dans le même sens. Ce qui est surprenant, c’est que les patrons sont les plus agressifs vis-à-vis de ce type de “totalitarisme» dans les entreprises, ils voient qu’il y a urgence. Cette dérive est majoritairement liée au financement de l’entreprise ; D’anciens PDG décrivent comment, sur une période de 30 ans, ils ont vu le vice-chancelier financier devenir de plus en plus enraciné.
Aujourd’hui on condamne un peu la violence dans notre société, mais dans l’entreprise tous les coups sont permis au nom de l’idéologie de la performance.
Violaine des Courières
Ces gens ont la pression des actionnaires, au point qu’ils ne peuvent plusvoir une vision à long terme et avoir une stratégie pour leur entreprise. Henri Lachmann , l’ancien PDG de Schneider Electric, m’a confié qu’il était progressivement devenu myope. Ce brouillard imposé, inconsciemment ou non, par les actionnaires les interpelle. Un autre PDG a déclaré que des actionnaires, dont des fonds de pension anglo-saxons, les appellent chaque jour pour leur imposer des valeurs de “réveil” contre leur gré. Les PDG deviennent des employés.
Peut-on vraiment parler de management « totalitaire » ?N’est-ce pas exagéré ?
Quand j’ai eu l’idée de ce livre, je m’attendais à ces commentaires. Je me doutais que les patrons tomberaient amoureux de moi. Alors, un jour, lors d’un événement, j’ai rencontré le directeur général d’une multinationale française et je lui ai posé votre question. Il m’a répondu clairement : “Il y a vraiment une pente totalitaire”. Si même le grand patron dit ça, il y a un vrai problème. Le problème est que ces dirigeants ne veulent pas s’exprimer publiquement.
Le problème n’est pas l’entreprise elle-même. Ce soi-disant totalitarisme est le poison qui vient du monde anglo-saxon et qui rend nos entreprises malades. Réfléchir à ce problème me semble juste. Surtout si cela peut aider à (re)définir les valeurs du capitalisme alternatif.
Selon vous, ce nouveau mode de management est apparu avec le financement des grandes entreprises. En quoi l’ère des fusions-acquisitions a-t-elle bousculé le management “à la paternelle” ?
Un chiffre surprenant : entre 1985 et 2017, le nombre de fusions-acquisitions dans les entreprises a augmenté de 18. Ainsi s’est installée une culture de l’instabilité, qui a été instaurée par des scientifiques, notamment Peter Kruze. Ce médecin allemand a développé la théorie de “culture du changement» dans son livre La gestion du changement. Selon lui, l’instabilité permet d’avoir de meilleurs avantages, car les changements constants poussent le salarié à réussir. Il n’a pas tenu compte du fait qu’à moyen et long terme, les changements finissent par s’user, ce que l’on voit très clairement aujourd’hui avec l’explosion du nombre de brûlures.
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Cette idée, qui lie changement et performance, est très présente dans la culture entrepreneuriale d’aujourd’hui. Cependant, lorsqu’il y a une réorganisation, les employés sont presque automatiquement licenciés, c’est donc aussi une culture du roulement. J’y vois un chaos totalitaire, car, suivant cette logique, personne n’est responsable de rien. A partir du moment où un salarié a une mission dans l’entreprise, il fait ce qu’on lui demande, sans se poser la moindre question. Dans cette organisation, il faut toujours faire attention à l’image que l’on donne, car pour que l’employeur nous assigne d’autres missions ou nous recommande dans d’autres entreprises, du fait de cette transparence permanente. J’ai donc rencontré la DRH par intérim qui licenciait des femmes à leur retour de congé maternité, car elles semblaient moins efficaces à court terme. Pourquoi? Parce qu’il est payé pour accomplir des tâches courtes et qu’il doit donc faire attention à sa réputation et suivre les consignes données à la lettre, m’a-t-il dit.
Selon vous montrerLe maillon faible», diffusé sur TF1 dans les années 2000, est un symbole de ce « totalitarisme »…
On peut, en effet, faire une comparaison intéressante entre les nouveaux modes de gestion et le programme que Le Maillon sape. Ce programme comporte un processus de sélection très similaire à celui des entreprises d’aujourd’hui. C’est-à-dire que la concurrence n’est plus entre les bons et les méchants, mais entre les forts et les faibles. Le plus surprenant, c’est qu’alors que les joueurs acceptent de se faire humilier à la télévision, le staff accepte d’entrer dans le tournoi et finit par s’entre-tuer. C’est une forme d’esclavage volontaire, un assujettissement à l’humiliation. L’entreprise est devenue une sorte d’arène, un système différent, dans lequel tous les coups sont permis, comme s’il s’agissait d’un jeu télévisé.
N’avons-nous pas une vision imaginaire de “gestion obsolète» ?
En effet, la gestionau pèreil n’a pas toujours été très doux, mais ceux qui l’ont connu avaient peur des nouveaux styles de gestion. Ce qui montre que, même s’il n’était pas parfait avant, le monde du travail a complètement mal tourné.
Les employés qui trouvent le plus de sens à leur travail sont ceux qui ont le plus de liens avec leurs collègues, mais les équipes d’aujourd’hui changent constamment.
Violaine des Courières
Ce qui était important dans le passé était le lien de loyauté. Quand on est resté dans une entreprise pendant 15 ans, on pouvait avoir un patron intolérable, certes, mais on ne pouvait pas se faire virer tout de suite. Chacun respectait son contrat moral avec l’autre. Aujourd’hui, avoir un CDI et de l’ancienneté dans l’entreprise n’est qu’une façade.
Vous pointez du doigt le manque de compétences de l’employé. Dans la nouvelle économie, il faut toujours être agile. Est-ce parce qu’elle repose sur la capacité d’apprendre constamment de nouvelles choses : ce qui est célébré, c’est la capacité plutôt que les réalisations concrètes ?
Dans l’ensemble, c’est un lapsus très anxiogène, il y a presque une sorte de “spécialiste de l’eugénismeA partir du moment où les compétences ne sont plus importantes, du fait de l’intervention de l’intelligence artificielle par exemple, alors les salariés sont remplacés. Le salarié n’est plus sélectionné pour ses compétences mais pour sa capacité à produire rapidement et à faire du profit. donc basé sur le comportement, et d’autres employeurs s’appuient sur des études “neurologiques” complètement floues, essayant d’anticiper nos revendications de profit à court terme selon lesquelles la capacité cognitive décline après 45 ans, nous nous retrouvons donc avec des travailleurs licenciés et considérés comme inemployables. raison qu’ils ont dépassé l’âge certain
La question managériale reflète-t-elle une perte de sens dans le travail lui-même qui contribue au mécontentement des salariés ? L’apparition de « bullshit jobs » dans les grandes entreprises est-elle source d’angoisse et de confusion ?
Les Animer les tendances dans les études de recherche et les statistiques (DARES), estimait dans une étude de 2021, que la perte de sens au travail augmentait à mesure que les changements et les réorganisations augmentaient. Il y a donc un lien réel entre le mal-être des salariés et une culture de l’instabilité. Les changements permanents, les fusions et acquisitions, mais aussi la mise en place de nouveaux programmes, de nouvelles équipes, ont un impact sur la psychologie du salarié et participent à réduire le sens du travail.
On voit aussi que les salariés qui trouvent le plus de sens à leur travail sont ceux qui entretiennent des relations fortes avec leurs collègues, mais lorsque les entreprises et les équipes changent constamment, comment établir des relations fortes ?
Le télétravail et le travail de bureau, qui entraînent une instabilité permanente, ne contribuent-ils pas à l’inconfort des salariés ?
En effet, cette instabilité est aussi due au fait que nous n’avons même plus de bureau, il n’y a pas de lieu de travail permanent. Avoir les mêmes collègues, sur le même lieu de travail, favorise l’épanouissement dans l’entreprise.
L’élimination de la distinction travail/domicile est à l’origine de la plupart des épuisements.
Violaine des Courières
Il y a deux controverses dans le télétravail. Certains salariés ont pu se rendre compte, grâce au travail à distance, qu’ils étaient très dévoués à leur entreprise et qu’ils avaient oublié leurs familles, leurs passions… Alors le télétravail leur a permis de se réinvestir dans leur vie personnelle. C’est cette compréhension qui a conduit à la démission de nombreuses personnes en 2021/2022. Mais d’un autre côté, il y a aussi ceux qui sont coincés dans leur travail et qui ne peuvent financièrement pas supporter la pression. A cette époque, c’est la vie domestique et personnelle qui est vampirisée par le travail, et non l’inverse. C’est l’entreprise qui vient s’installer chez eux, et la rupture du clivage travail/domicile est à l’origine de tant d’épuisements.
L’un des aspects importants de cette étude est la question de la formation des employés. Aujourd’hui, la sociétééduque» du personnel, avec des programmes sportifs, des formations pour promouvoir «l’ouverture», un ordre d’être un leader. L’entreprise essaie de nous éduquer pour être un être unique, pour répondre aux besoins de production.
Ce nouveau type de management a-t-il provoqué (ou provoqué) un changement dans le rapport des travailleurs à l’autorité et au leadership ?
Cette question est très difficile. Je pense que les nouvelles générations ont un rapport différent avec l’autorité. Ils profitent de cette culture de l’instabilité, des liens de confiance rompus, et choisissent eux-mêmes quand partir, plutôt que d’être licenciés. Les jeunes envisagent d’utiliser davantage leur travail, ce qui peut poser de sérieux problèmes aux employeurs, en particulier aux PME. Beaucoup d’entre eux ont vu que leur père avait tout sacrifié pour le travail avant d’être renvoyé. Ils ne veulent pas ça, ils ne veulent plus sacrifier la vie de leurs familles. Ils l’ont bien compris et préfèrent essayer de profiter de cette eau.