
Réduire les migrations, soutenir l’emploi, la concurrence, l’innovation… Les objectifs visés par le soutien au commerce sont multiples. Les économistes Elie Cohen et Laurent Cordonnier en parlent.
Pourquoi tant d’aides aux entreprises en France ?
Elijah Cohen : Car, dans le même temps, la France taxe ses entreprises. En Europe, c’est le deuxième pays pour les prélèvements totaux et pour les prélèvements effectifs, c’est-à-dire y compris si l’on considère les aides qu’ils reçoivent. Ces derniers ne sont que l’équivalent d’une lourde fiscalité. La France est une “économie artificielle”, il faut donner aux entreprises de quoi supporter le poids des impôts qui les grèvent. Entre impôt sur les sociétés et aides, l’Etat est toujours présent dans la vie de l’entreprise.
Laurent cordonnier : Je partage le même constat : la France taxe beaucoup ses entreprises, plus que l’Allemagne par exemple. Mais je vois que l’écart des impôts obligatoires nets des aides tend à être faible : il était égal à 12 points de valeur ajoutée en 1995, il n’est plus que de 6 points aujourd’hui. Par conséquent, la question principale est l’efficacité de ce soutien.
CE : C’est très simple : cet écart, même minime, représente un énorme handicap pour les entreprises françaises ! Comme le dit l’économiste Patrick Artus, nous avons des coûts élevés en Allemagne mais nous produisons des produits de gamme moyenne comme en Espagne, où les coûts sont faibles. Des aides existent pour résoudre ces problèmes de concurrence. La désindustrialisation de la France est un gros problème, elle montre que l’aide reste insuffisante pour l’empêcher.
CL : Là encore, je suis d’accord avec le diagnostic : ces aides sont inefficaces, en termes d’innovation, de concurrence et surtout de création ou de protection d’emplois.
Mais ce soutien est général, il ne s’applique pas qu’aux entreprises concurrentes sur le marché mondial…
CE : C’est vrai, et la raison est la suivante : on ne peut constitutionnellement faire de distinction entre les organismes de bienfaisance en fonction du type d’activités de l’entreprise.
CL : Si l’on regarde les résultats en termes d’emploi de toutes ces aides, c’est décevant. Par exemple, les bilans des crédits d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice) – exonération de cotisations sociales sur les salaires – fournissent des nombres d’emplois créés ou protégés qui varient entre 0 et 240 000, soit le nombre moyen d’emplois 120 000 pour environ 22 milliards euros d’aide, ça rend l’emploi cher ! Pouvons-nous nous permettre de dépenser autant d’argent public pour des résultats aussi médiocres ? L’effet a également été faible pour l’investissement : l’argent a permis à l’entreprise d’obtenir un à deux points supplémentaires. Je n’appelle pas ça économie sous artificialité mais capitalisme français sous infiltration. Cette baisse importante des cotisations et des impôts instaurée depuis les années 2000 est cohérente avec la stratégie protectionniste du Gouvernement où le pays s’en sort mal dans le contexte de la mondialisation et de la finance, mais donc avec peu d’impact sur les objectifs politiques poursuivis. .
CE : Rappelons-nous la logique suivie. Au niveau européen, nous avons fixé des règles communes à respecter en partant de l’idée que celles-ci peuvent favoriser la croissance du marché et la spécialisation des différents pays du continent. La situation est que cette action haussière du marché est portée par un certain effort d’innovation, lui-même facilité par l’investissement dans la recherche et l’économie de la connaissance. Mais vingt ans plus tard, force est de constater que l’utilisation de la recherche dans des pays comme la France a complètement stagné. Nous n’avons jamais trop parlé de recherche et d’innovation et nous n’en avons jamais fait trop peu.
Pourquoi?
CE : L’une des raisons est le cercle vicieux de la désindustrialisation. La recherche est faite principalement par de grands industriels. Mécaniquement, lorsque leur présence dans un territoire diminue en raison d’un déplacement, l’effort d’innovation diminue également. En même temps, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, n’ont jamais pris au sérieux cet important soutien à la recherche et à l’innovation.
En l’absence d’augmentation des dépenses de recherche et donc de croissance économique, les gouvernements successifs ont multiplié les programmes de soutien aux entreprises pour réduire la dégradation de notre compétitivité. L’objectif principal est de maintenir l’attractivité du pays pour le territoire et le développement des activités. Sans eux, la situation aurait été pire. Ce soutien permet en effet d’améliorer d’un ou deux points le niveau de marge des entreprises et de maintenir une politique attractive. En bref, ces modifications évitent ou réduisent les effets directs des dommages mécaniques sur notre concurrence active.
CL : Expliquer que sans aide cela aurait été pire sont de faux arguments. Le résultat est que ces aides ne fonctionnent pas ou sont très inefficaces à des coûts élevés.
Le crédit d’impôt recherche (CIR) vise précisément à soutenir l’effort de recherche et coûte 6 à 7 milliards d’euros par an en fonds publics. Ne fallait-il pas alors conserver son paiement ?
CE : Il s’agit plutôt d’un mouvement défensif pour éviter le déplacement. Le gouvernement a dit aux entreprises : si vous restez en France, vous serez aidé. Le CIR est en quelque sorte conditionné pour exister sur le territoire, mais pas pour le développement d’activités. Je pense que nous aurions dû être plus prescriptifs dans cette exigence de soutien public à la recherche et à l’innovation. Et pour cela, il fallait que les gouvernements suivants soient convaincus par cette logique, ce qui ne fut pas le cas. La politique de recherche et d’innovation peut ainsi privilégier l’objectif de trouver de nouvelles unités industrielles sur le territoire, ce qui conduirait à donner plus de moyens aux PME ou sociétés d’accueil innovantes, aux universités et centres de recherche, etc.
Et donc donner moins aux très grandes entreprises, comme Sanofi, qui est l’un des premiers bénéficiaires de ces crédits d’impôt ?
CE : Les gouvernements successifs ont utilisé les armes, la politique de recherche, la protection et le déplacement, je n’ai jamais été d’accord avec cette procédure mais, encore une fois, cela relève de la logique de la prothèse. Je pense que la politique de recherche doit soutenir la recherche et l’innovation. Alors, oui, on peut prendre le risque de dire à Sanofi : vous n’aurez plus le soutien que vous aviez avant.
CL : La concurrence n’est qu’un objectif central et partiel, la mission principale reste l’emploi, il faut donc mettre en place les conditions qui suivent cet objectif. Je suis d’accord que les conditions de création d’emplois sont faibles, car comment savoir si un tel poste serait créé ou non sans aide ? L’un des moyens d’éviter cette difficulté est de réduire le temps de travail. Le gouvernement peut aider les entreprises ou les travailleurs à réduire leur temps de travail en allant jusqu’à 32 heures, par exemple, et en accordant des subventions de cette manière. Pour ce faire, le gouvernement peut reprendre plusieurs baisses d’impôts dont on sait qu’elles n’ont abouti à rien en termes de création d’emplois. Pour un coût de plus de 100 000 euros pour chaque emploi créé ou sauvé grâce au Cice, nous avons la possibilité de financer un contrat type de 32 heures.Le gouvernement peut également bénéficier des avantages d’éviter le chômage, ce qui est possible avec la création de emplois grâce à la réduction du temps de travail.
CE : Je répète : souvenez-vous que nous sommes dans un pays à fiscalité élevée, surendetté, surtaxé. Toute nouvelle mesure doit contenir des dispositions strictes pour ne pas augmenter cette pression. Ce que vous proposez ici est une nouvelle étape. La vraie question est de savoir comment faire les petites réformes nécessaires pour améliorer les systèmes d’aide (par exemple avec le CIR qui peut être réservé aux PME) tout en restant dans un système financier pérenne. Par conséquent, il est important de ne pas ajouter de nouvelles conditions aux anciennes.
CL : Pourquoi?
CE : Parce que nous continuons à imposer de nouvelles restrictions aux entreprises, notamment en France par rapport à d’autres pays, parce que nous assistons à une dégradation rapide du secteur et de l’économie française. Introduire une couche supplémentaire de conditions aggraverait encore plus la situation de l’entreprise. Cela équivaut à créer de nouvelles contraintes pour les entreprises sans que celles-ci soient indemnisées pour cela.
CL : Cela leur arrive depuis que le capitalisme est né ! Son histoire est aussi celle de son élevage à travers les obstacles. Avec environ 160 milliards d’euros d’aides aux entreprises et des mesures qui ne fonctionnent pas, nous avons le moyen de redéployer certaines aides et d’en conditionner d’autres.
CE : Penser que ces milliards sont au pouvoir du gouvernement et peuvent être affectés à d’autres usages, c’est méconnaître l’économie générale des impôts et des subventions.
Quelles seraient les conséquences de la fin de cette aide ?
CL : Malheureusement, la conclusion à laquelle nous sommes parvenus en rédigeant notre rapport est que toutes ces aides qui se sont accumulées font désormais partie du système « normal » des bénéfices des entreprises et ont pour effet de créer des habitudes. En raison de la quantité et de la quantité de ces aides, les retirer soudainement peut causer des dommages. Cela dit, il y a un certain montant d’aides qu’on peut réduire sans faire tomber le capitalisme français (les 22 milliards dont on a parlé par exemple) et un certain nombre d’autres (CIR) qui peuvent avoir des conditions et des objectifs plus stricts en conditions d’emploi, décarbonation des entreprises, protection de la biodiversité, etc.
Retrouvez notre dossier : « Pâte folle ! Les entreprises concernées par l’argent public »